LISA CARDUCCI
Le Tibet: magique et myst?rieux. J’ai longtemps d?sir? y mettre les pieds avant d’en avoir l’occasion en 1994. M?me l’exp?rience du ? mal des hauteurs ?, je tenais ? la traverser. Le matin du 4 ao?t lorsque nous avons atterri ? Lhassa, l’air ?tait tr?s pur ? 3 600 m d’altitude. Au d?but, il nous semblait porter des chaussures de guimauve et rebondir comme les astronautes sur la Lune. Par la suite, nous n’avons pas ?t? incommod?s sauf par une sorte de pression cervicale sans cons?quence. L’important est de se reposer le premier jour et de se mouvoir lentement.
Mon mari est aussi all? au Tibet plusieurs fois, pour des s?jours d’un ou deux mois m?me. Son exp?rience est diff?rente de la mienne. C’est diff?rent quand on arrive en camion de Chengdu ou en autocar de Golmud, ce qui permet de s’habituer peu ? peu ? l’altitude. Leur autobus s’est enlis? plusieurs fois, il fallait descendre et pousser. Quelques secondes d’effort suffisent ? faire battre le coeur comme s’il allait ?clater.
De l’a?roport ? la ville, nous avons parcouru une centaine de kilom?tres en jeep, nous arr?tant souvent pour prendre des photos, admirer la nature. Les environs semblaient d?serts, mais d?s que nous mettions pied ? terre surgissaient des vieillards ?dent?s, des enfants charmants qui savaient prononcer le mot ? bonbon ?. Nous n’avions pas pens? en apporter, mais nous avions des pommes et des biscuits. Je n’?tais plus la cible en tant qu’?trang?re, car les Tib?tains examinaient autant les Han que moi.
Je contemplais enfin de mes propres yeux cet azur profond o? flottaient de minuscules nuages d’une blancheur ?clatante. Chaque jour il faisait soleil jusqu’? 16 h; puis, avec une ponctualit? extraordinaire, le ciel s’alourdissait tout ? coup et un orage ?clatait. ? 18 h, tout ?tait redevenu serein.
Les Tib?tains m’ont toujours ?tonn?e par leur fa?on de porter, ?t? comme hiver, un manteau de peau de mouton retenu ? la taille par une large ceinture de laine et dont ils n’enfilent qu’une seule manche pour avoir plus d’aisance au travail. Pourtant, ils ne transpirent pas l’?t? ni ne g?lent l’hiver. Les moines ?galement, dans leur tunique bourgogne, ont toujours un bras d?nud?.
Les femmes portent une jupe longue, et, quand elles sont mari?es, un tablier de couleurs vives fait de trois laizes ray?es horizontalement. M?me en temps ordinaire elles portent plusieurs kilos de bijoux: colliers d’argent, cuivre ou laiton ou d’or, orn?s de corail, d’agates, turquoises et autres magnifiques pierres uniques au Tibet. Les lobes de leurs oreilles sont ?tir?s par le poids des boucles et certaines ont un orifice assez large pour y passer une paille ? boire sans aucune difficult?.
Les hommes... mais ici je me dois d’ouvrir une parenth?se. Peu d’?trangers savent que le peuple tib?tain est compos? de plusieurs sous-groupes: Kangba, Anduo, Lhassa, etc.. D’autres groupes ethniques minoritaires habitent aussi le Tibet, principalement les musulmans Hui et Sala, et des Han. Ce sont donc les Kangba, originaires du Sichuan, qui m’ont le plus impressionn?e par leur haute taille et leur allure fi?re. Leurs cheveux longs entrem?l?s de brins de laine noirs ou rouges termin?s par un pompon sont enroul?s autour de la t?te.
Les femmes sont rondes mais pas grasses, les hommes bien faits. Leur peau est cuivr?e par le soleil ardent et le vent des cimes. Ils vous regardent en face, directement, et leur sourire sinc?re vous p?n?tre. D’une nature extravertie, les Tib?tains sont bruyants; ils aiment rire, chanter, jouer tr?s tard dans la nuit.
Tout le temps que j’ai pass? au Tibet, il me semblait ?tre en contact intime avec la nature. Assise sur l’herbe pour noter mes impressions, je regardais les poissons rouges de 40 cm. pratiquer le saut en hauteur dans le bassin. Une libellule vint se poser sur mon cahier. Il me semblait que chaque plante me regardait et me saluait. Et que chaque caillou ?tait vivant. Les yacks me frappaient probablement par leur nouveaut? de m?me que les chiens par leur nombre. Quel endroit merveilleux, si pr?s du ciel, pour se concentrer et pratiquer la m?ditation!
Les Tib?tains respectent la vie animale de quelque nature qu’elle soit. C’est pourquoi il y a tellement de chiens errants ? Lhassa. Chaque jour, quelqu’un les nourrit. Si une mouche fait l’importune dans la maison, on la fait sortir. Si elle tombe ? l’eau, pattes en l’air, on la sauve. M?me les souris cohabitent en harmonie avec les humains (voir photo).
Un guide touristique local me confiait combien il trouve p?nible d’amener des ?trangers au Tibet, ? cause de leurs pr?jug?s si profond?ment ancr?s qu’ils voient la r?alit? ? travers un prisme d?formant. J’ai moi-m?me ressenti ce d?sarroi devant les questions que l’on me pose au Canada ou en Europe sur le Tibet. Je constate que les gens ? n’?coutent pas ? mes paroles; ils sont ? l’aff?t d’un mot qui confirmera ce qu’ils pensent. Un seul exemple: dans je ne me souviens plus quelle ville du Tibet, une r?union populaire se tenait, ? laquelle ?taient pr?sents une bonne quarantaine de prisonniers. Un fonctionnaire lisait devant la foule le nom, identifiait le crime commis, communiquait le verdict. Ensuite, les prisonniers remontaient dans les camions pour retourner en prison. Des touristes ?trangers dirent ? mon mari que ? la Chine frappait dur les Tib?tains qui pr?chaient l’ind?pendance ?. Ils n’avaient pas compris un tra?tre mot, pourtant, se basant sur leurs pr?jug?s, ils avaient imagin? une situation tout ? fait farfelue. Il s’agissait en fait de condamn?s pour divers crimes, principalement le vol, de fraude ou de vente de biens prot?g?s. Il n’y avait que deux Tib?tains parmi eux, les autres ?tant surtout des Han, venus du Sichuan pour travailler, et des commer?ants Hui. Comme on le sait, bien peu d’Occidentaux peuvent distinguer un Asiatique d’un autre, et un Tib?tain d’un Han aussi bien.
Pour ma part, je m’attendais ? voir beaucoup plus de Han au Tibet. En p?riode de migration saisonni?re, ils constituent au plus 10% de la population. Les Tib?tains ne sont pas naturellement port?s vers les affaires. Au Sichuan, province voisine, les ch?meurs nombreux. Les Sichuanais ont saisi l’occasion: presque tous les restaurants leur appartiennent; les agriculteurs vont vendre leurs l?gumes ? Lhassa. Les travailleurs saisonniers repartent avec le dernier convoi de touristes.
Pour les Tib?tains qui vivent dans une ? th?ocratie ?, le bouddhisme est un mode de vie. Tambourins, clochettes, cymbales, petits drapeaux color?s imprim?s de s?tras, chapelets ? 108 grains, moulins ? pri?re, orge sonnant sur les assiettes de cuivre, cor au son typique sont tous objets qui assistent le dialogue de l’homme avec la divinit?. Dans le bouddhisme tib?tain, tous les ?tres ont une vie qui m?rite un ?gal respect. Il est diff?rent du bouddhisme chinois, japonais, n?palais et vietnamien comme j’ai pu le constater. La pratique religieuse est profond?ment enracin?e dans la vie des Tib?tains, qui est pri?re de tout instant.
Les Tib?tains vont dans les temples br?ler de l’encens et ajouter du beurre dans les lampes au moyen du couteau qu’ils portent ? la ceinture ou d’une cuiller. Tout est gras et impr?gn? de l’odeur du beurre, surtout les rampes de bois ou de m?tal sans lesquelles les escaliers abrupts seraient inaccessibles. Ils circulent toujours dans le sens des aiguilles d’une montre, ?galement dans la rue de Barkhor, l’endroit le plus anim? de Lhassa et o? se rassemblent les marchands m?me du Xinjiang et du N?pal.
J’ai visit? des centaines de temples dans toute la Chine, mais ce que j’appelle ? l’exp?rience du Tibet ? est quelque chose d’ineffable. Le jour de l’exposition du grand Tangka, immense tapisserie ? l’effigie du Bouddha. ? 6 h, alors qu’il faisait encore nuit, 40 000 p?lerins, solennels et recueillis, marchaient vers la montagne, jetant ici et l? sur les b?chers des herbes parfum?es. Une fois trouv? un bon poste d’observation, chacun s’assoyait en silence. Une bonne centaine de bonzes transportaient sur leurs ?paules le Tangka qui ne sort qu’une fois par ann?e. Il faut une autre centaine de paires de bras pour hisser le Tangka au moyen de c?bles. ? 8 h 30, tout ?tait termin?. Dans le plus grand calme, les uns allaient toucher du front l’image sacr?e, les autres rentraient chez eux, heureux et calmes. Jamais je n’ai senti une si profonde communion avec l’humanit?. Je me suis trouv?e soudain devant une femme de mon ?ge. Nous nous sommes spontan?ment pris les mains, et j’ai prononc? la seule expression tib?taine que je connaisse: ? Trashidele ?. Nous nous sommes s?par?es avec un sourire ?mu.
Il est bien qu’il existe quelque part au monde un lieu o? les gens sont heureux parce qu’ils n’ont pas de d?sirs. Ils ne connaissent par cons?quent ni d?senchantement ni d?sillusion. Est-ce notre devoir ou une agression de leur donner ce qu’ils ne demandent pas? Voil? une question ? laquelle les pros?lytes ?trangers devraient r?fl?chir aussi. Le Tibet est ? la mode. On s’int?resse beaucoup ? ce coin du monde mais on comprend bien peu ce qui s’y passe. Les dires des journalistes de passage valent-ils leur pesant d’or parce qu’ils vont dans le sens des pr?jug?s g?n?raux?
L’urbanisation de Lhassa demande, comme partout ailleurs, de sacrifier quelque chose contre les bienfaits du progr?s. Ici on prot?ge, l? on d?molit; il n’y a pas d’autre issue. Toutefois, il est r?jouissant de voir, du haut du Potala, le quartier r?sidentiel au nord de Lhassa quand on pense qu’il y a trente ans, il n’y avait l? que mar?cages.
Aux tours d’habitation de style chinois les Tib?tains pr?f?rent la maison unifamiliale, ? toit plat. En somme, seuls les services administratifs, les entreprises, les h?tels et les supermarch?s se logent dans de grands b?timents. Les Tib?tains construisent leurs propres maisons dans 80% des cas. Ce qui m’?tonne chaque fois que j’entre dans un foyer tib?tain, que ce soit au Gansu, au Sichuan, au Yunnan ou au Tibet, c’est l’espace! De quoi rendre jaloux bien des Chinois...
Le d?veloppement du Tibet est constant, rapide, impressionnant. Nouvelle industrie, le tourisme est fort prometteur.